I/ 1) Les débuts de la musique engagée moderne : 1900-1949

En osmose avec l’évolution de l’espèce humaine, la notion de chanson à caractère engagé s’avère déjà présente durant l’époque du Moyen-âge, généralement lors de périodes d’extrêmes tensions. En effet, cette dernière est un ingénieux vecteur de pensées critiques, dévoilant les multiples facettes de l’engagement de l’auteur, dont la finesse s’emploie à rendre ce moyen semblable à une arme affûtée.
En premier lieu, il serait nécessaire de distinguer une infime divergence entre les termes de chansons engagées et politiques. En effet, selon l’auteur Michel Prat, la chanson dite « engagée » correspondrait au soutien d’une volonté politique, il s’agirait donc de célébrer ou de défendre une cause, en opposé avec la chanson « politique », qui pour sa part, aurait la charge de « dénoncer » des systèmes politiques dénués de toute morale ou justice mais également, les dirigeants d’institutions privatives de libertés essentielles.

Selon les différentes époques, d’anciennes formes de supports mélodieux entreprennent la description fort subtile d’un contexte politique, dans le but de dévoiler avec une certaine authenticité l’histoire de l’humanité, et de cette manière créer un lien tangible avec les populations. Pour cela, ce paragraphe s’attellera principalement au XXème siècle, plus exactement des années 1900 à 1949 en France, du fait d’une croissance fortement négative de la violence ainsi que de la cruauté du genre humain.

Pour la République française, le passage du XIXème au XXème siècle fut une époque novatrice en terme d’importants changements dans les champs politiques et sociaux. En effet, le gouvernement, usant de différents supports, tenta d’apporter de réelles modifications au sujet des conditions sociales des citoyens français souvent fort déplorables, ainsi qu’une stabilisation notoire de l’économie et des industries, indispensables pour la croissance économique de ce pays colonial. Ainsi, le début du XXème s’inscrit dans les mémoires pour son extraordinaire expansion économique, plus couramment appelée “La Belle Epoque” (1896-1914), indéniable apogée en matière de music-halls ou théâtres de variété, dont les répertoires aux thèmes enjoués, sont de parfaits instruments de distraction, permettant le temps d’un instant, de goûter avec délectation aux plaisirs simples.

Néanmoins, le développement de la politique française est fortement influencé par la célèbre Affaire Dreyfus (1884), altérant profondément le fonctionnement de la vie politique en France, et engendrant de ce fait en 1899, le “Bloc des gauches” dirigé par Waldeck-Rousseau, alliance de forces politiques, qui pour leur part, désirent ardemment une politique de défense républicaine et d’anticléricalisme. Par la suite, est votée en 1905, la loi de la séparation de l’État et de l’Église, fixant deux fondamentaux préceptes, la liberté de conscience, et le principe de séparation.

Vain répit que les Années folles, l’État doit faire face à de graves troubles politiques et sociaux, effectivement d’importantes manifestations ou grèves, réprimées sévèrement par les forces armées éclosent en divers endroits, démontrant bruyamment les multiples failles du système politique français. Un éclat particulièrement controversé attira l’attention des populations, dans l’intention de rendre hommages aux victimes de manifestations meurtrières, de nombreux civils s’y rendirent, sans intention manifeste de violence. Cependant l’ordre de maîtriser par la force les intervenants fut ordonné mais dénigré consciencieusement par les soldats, faisant preuve d’une morale exemplaire. En réaction à cet événement poignant, le chanteur engagé Montéhus (1872-1952), composa une chanson aux portées pacifistes, faisant l’éloge du 17ème régiment, et de leurs convictions fidèles à leurs principes. Ci-dessous, un court extrait de cette chanson “Gloire au 17ème“, composée en 1910:

« Légitime était votre colère
Le refus était un grand devoirOn ne doit pas tuer ses pères et mères
Pour les grands qui sont au pouvoir
Soldat, votre conscience est nette
On n’se tue pas entre Français
Refusant de rougir vos baïonnettes
Petits soldats, oui, vous avez bien fait! »

Durant la même période, notamment lors de la présidence d’Armand Fallières (1906-1913), un petit nombre de chansons mélangeant ironie et réalisme se détacha de par ses ingénieuses critiques sur le fonctionnement de la Troisième République. A titre d’exemple, la chanson « On est en République » de Montéhus, dépeint avec rigueur les inégalités salariales entre les dirigeants de l’État et les retraites dérisoires d’ouvriers méticuleux, dévoilant toutefois les sentiments du compositeur, insurgé de ces inquiétantes injustices.

« Enfin, ça y est ! On est en République !
Tout marche bien, tout le monde est content !
Le président, ça c’est symbolique !
Ne gagne plus qu’douze cent mille francs par an.
Aussi on a les retraites ouvrières
Dix sous par jour, ça c’est le vrai bonheur !
La nation française peut être fière
Vive les trois couleurs ! »

Malgré l’expansion économique de la France, quelques brides à caractère hiérarchique demeurent encore dans les mœurs de la société, engendrant une floraison de pensées révolutionnaires, affirmant que « l’affrontement est donc inéluctable et que les jeunes générations devraient se tenir prêtes au combat pour permettre la revanche des pauvres et venger leurs pères réduits à l’état d’esclaves du monde moderne ». Dans cette atmosphère conflictuelle, le chanteur Montéhus élabora « Le Chant des jeunes gardes » (1912), devenu l’hymne de la gauche française, dont les paroles révèlent les embruns d’une irritation nourrie par les innombrables inégalités sociales en France.

« … Enfants de la misère,
De forc’, nous somm’s les révoltés,
Nous vengerons nos mères
Que des brigands ont exploitées ;
Nous ne voulons plus de famine
A qui travaille il faut des biens,
Demain nous prendrons les usines
Nous somm’s des homm’s et non des chiens… »

Dans un climat de fortes tensions, l’attentat de Sarajevo (juin 1914), fut l’élément déclencheur de l’entrée en guerre des puissances européennes, par le biais d’alliances militaires, dont la France, le 3 Août 1914.

De ce fait, durant cet été, une mobilisation de masse se réalisa dans un esprit de résignation absolue pour chacun des camps adverses, leur patrie est “agressée”, il devient alors impératif de la défendre corps et âmes. Diverses photographies faisant partie de la propagande de l’Etat, révèlent des soldats à l’humeur joyeuse, désireux de prouver leur bravoure sur le champ de bataille. Dans cette atmosphère fortement dominée par l’illusion, de nombreuses chansons de “soutiens” voient alors le jour, notamment celle intitulée “Quand Madelon” (1914) composée par Louis Bousquet, devenue avec le temps un véritable hymne de la Grande Guerre. D’après les paroles de ce texte, une impression majeure d’optimisme à l’égard des soldats s’y dégage, dévoilant de par sa nature enjouée, une réelle incitation pour une participation active aux sanglantes batailles.

« Pour le repos, le plaisir du militaire,
Il est là-bas à deux pas de la forêt, …,
La servante est jeune et gentille,
Légère comme un papillon ;
Comme son vin son œil pétille,
Nous l’appelons la Madelon »

Selon de pertinentes thèses de nombreux historiens reconnus, le XXème siècle débuterait réellement en 1914, année apocalyptique, synonyme terrible de nombreuses pertes de vies humaines, mais aussi émergence d’un traumatisme psychologique sans précédent, affectant les « rescapés » de la grande Guerre. Dans le but de soutenir l’effort de guerre, les gouvernements se voient alors dans l’obligation d’exiger la reconversion d’usines en industries d’armement, ainsi que l’instauration d’une économie de guerre, par l’emploi indéfectible de propagandes, de censures, éléments déterminants pour le développement d’une culture de guerre.

Afin de conserver l’adhésion de la masse, et ainsi de s’assurer de son entière passivité, l’Etat Français élabore de ce fait des chansons de « soutiens » concernant aussi bien les civils que les soldats, ayant pour priorité, le maintien continuel d’une haine primale envers son adversaire, mais également de développer les instincts primitifs de l’homme pour amener par la suite à la jouissance du goût du sang. Ces chansons « sanguinaires », de nature belliqueuse, engendrent une forme d’uniformisation dévastatrice, mettant en péril l’esprit critique de ses auditeurs. Par ailleurs, le système de censure est employé maintes fois pour empêcher toute existence de chansons « pacifistes », véritables remises en question de l’influence hautement néfaste de la culture de guerre.

L’année 1917, véritable tournant historique pour la progression stratégique du conflit, reste cependant tristement célèbre pour ses multiples mutineries et révoltes en proie à une paix définitive. De ce fait, en découle la création de la “Chanson de Craonne” diffusée de manière rapide dans les tranchées françaises, celle-ci dénonce sans fard l’absurdité de la guerre, des terribles souffrances occasionnées par cette dernière, d’une sourde rancœur des “embusqués”, et du refus de continuer davantage cet ignoble massacre, dénué de tout sens moral. Quelques années après la signature de l’armistice, le journaliste Paul Vaillant-Couturier diffusa les paroles de la chanson, qui par conséquent, entra dans le patrimoine des chansons dites “révolutionnaires”, en raison de sa nature symbolique, mais également à la mémoire de sentiments pacifistes, fort rares à cette époque.

« C’est bien fini, c’est pour toujours,
De cette guerre infâme,
C’est à Craonne, sur le plateau
Qu’on doit laisser sa peau,
Car nous sommes tous condamnés»

Après quatre années de terribles combats, la Grande Guerre s’achève le 11 Novembre 1918, dévoilant après son funeste passage, de sombres paysages, ravagés par d’intensifs bombardements. A l’instar des dommages collatéraux, les Européens sont profondément bouleversés et prennent subitement conscience de l’affaiblissement démographique et économique du continent.

En réaction aux tragiques événements de la Première Guerre Mondiale, des chansons “pacifistes” apparaissent dans les années 1920, alliant dans ses messages de soutien, des influences patriotiques aux reflets de sourde rancœur. Ce fut notamment le cas pour le support musical intitulé «Guerre à la guerre» de Jean Loysel et Raoul Soler, composé à la mémoire de soldats émérites, et dévoilant de par ses propos enflammés, le chiffre effroyable en pertes humaines.

Le 24 Octobre 1929, le Krach du Wall Street plongea l’économie américaine et mondiale dans la tourmente, en effet cet imprévisible événement donna lieu à de diverses scènes d’hystéries collectives, à de multiples suicides, qui jetèrent sur les populations un sentiment d’effroi, du fait d’une recrudescence de violence.

La France, affaiblie plus tardivement par cette même crise, assiste pour la première fois à l’élection, en 1936, d’un gouvernement dirigé par le parti de gauche, nommé le Front Populaire.

Devenu président du conseil, le socialiste Léon Blum entreprend la mise en place de mesures, dans le but d’améliorer les conditions sociales françaises. Il n’est pas donc pas surprenant que ces réformes suscitent en grand nombre les sympathies des auteurs favorables pour ce parti.

A titre d’exemple, la chanson rédigée par Guy Stella et Jean Porret, intitulée “La voix du Front Populaire” (1936) ou celle de Montéhus “Vas-y Léon”, dévoilent sans équivoque leur engagement politique.

Malgré cela, le Front Populaire s’achève en 1938 suite à de nombreux échecs dans l’affaire des réformes sociales, ainsi, s’installe progressivement une atmosphère empreinte d’une forte désillusion, principalement chez la classe ouvrière.

En raison de la situation internationale, la chanson dite “pacifiste” détient une place déterminante dans la culture en France, notamment vis-à-vis de l’Allemagne d’Hitler, menace potentielle pour la paix en Europe. Par ailleurs, dans les années 1930, la remilitarisation de la puissance allemande par la production d’armes, révèle de fortes inquiétudes mêlées à des sentiments de crainte de la part des auteurs. De par ces divers exemples, nous pouvons constater  de façon visible, l’évolution continuelle de la chanson aux multiples caractères, belliqueuse, anti guerre, de soutien au gouvernement, etc. Et en déduire par la même occasion, que celle-ci est indéniablement liée au contexte dans lequel elle s’inscrit, et qu’au sein de la communauté artistique, les conflits mondiaux soulèvent d’intenses émotions, reflets incontestables de l’opinion publique.

L’une des périodes les plus fécondes en matière d’œuvres musicales protestataires, est sans l’ombre d’un doute, la Seconde Guerre Mondiale (1939-1945),  qui mit subitement un terme à l’espoir de paix, maintenu de façon précaire par les dirigeants politiques. Néanmoins, suite à la signature des “Accords de Munich” (1938), où la France et d’autres états européens cèdent de petites nations à Hitler, dans le but de conserver un semblant de paix, émerge le désenchantement d’un peuple, où les relents de la guerre apparaissent à nouveau. Dans une atmosphère plus ou moins pessimiste, Raymond Asso compose une chanson “Tout fout l’camp” (1939), qui traduit avec réalisme le sentiment de nervosité qui ébranle toute la France. A travers ces paroles alarmistes, nous pouvons nous apercevoir de l’annonce inévitable d’une seconde guerre, tant redoutée en Europe.

Le 22 Juin 1940, est signé, en défaveur de la France, l’armistice entre le représentant du IIIème Reich et du gouvernement français, établissant de strictes conditions d’occupation par l’Allemagne, ayant ainsi pour conséquences la création d’une ligne de démarcation. En effet, cette dernière divise le territoire français en deux parties, celle située au nord, dite la zone “occupée” par les forces allemandes, et la seconde au sud, la zone “libre”, régie par le gouvernement français du Maréchal Pétain, ou plus communément appelé, “régime de Vichy”. Cette période de l’histoire, tristement célèbre, fut également un tournant du point de vue de la production artistique, systématiquement surveillée, contrôlée et généralement censurée.

Par ailleurs, une multitude d’artistes usa de façon pertinente les supports relatifs aux arts, principalement celui dit ” musical”, ingénieux vecteur de communication de leur penchant politique, puisque certaines compositions musicales exposaient clairement leurs sympathies idéologiques avec l’occupant ou le régime de Vichy, alors que d’autres invitaient à la lutte contre le nazisme ou contre la politique de l’Etat français. A titre d’exemple, l’hymne du régime de Vichy, “Maréchal, nous voilà” (1941), est un véritable culte de la personnalité, glorifiant de façon démesurée le régime, ses pensées politiques, ainsi que son chef, couronné du titre du “Père de la Nation”. Un nombre conséquent d’œuvres musicales fut composé à la consécration de ce même régime, cependant, aucune trace de commande officielle ne fut découverte, aussi pouvons-nous avancer l’hypothèse, que ces refrains furent rédigés de manière spontanée, par conviction ou par opportunisme.

De plus, le gouvernement de Pétain résidait principalement sur l’application d’une propagande aux visées politiques, appelée “la trilogie du nouveau régime”, ayant comme devise “Travail, Famille, Patrie”, reprise par quelques chansons patriotiques, comme “La terre ne ment pas” (1941) de Lucien Boyer. Cette dernière attache une importance particulière sur le “travail de la terre”, dont le devoir est d’unifier la nation française, de plus, elle fait également une discrète allusion aux résistants de Londres, mentant effrontément selon lui, sur la situation de la France.

Par opposition, le monde de la musique connu également sous l’occupation nazie, de multiples “chansons de résistance”, dont l’une des célèbres est sans équivoque “Le Chant des partisans”, composée en 1943, par Maurice Druon et Joseph Kessel, écrivains engagés dans les “Forces françaises libres” de Charles de Gaulle. Ces derniers s’inspirèrent de la mélodie d’une chanson de résistance en russe d’Anna Marly, dont la particularité majeure était d’apporter un hymne unificateur aux combattants de l’ombre, aux accords natifs du maquis.

En outre, il faut souligner le caractère symbolique de cette chanson, qui devient quelques années plus tard, le “Chant emblématique de la Résistance”, et fut inscrite auprès de la Marseillaise et du Chant du départ, parmi les hymnes patriotiques.

Pour clôturer cette partie, il est primordial de souligner la corrélation étroite entre le contexte de l’époque et la nature des chansons engagées, influencées notamment par l’engagement personnel de l’artiste, de ses idées politiques. Durant l’époque traitée, (1900-1949), nous avons pu entrevoir les multiples facettes de la musique, exploitée à bon escient ou non, et constater son caractère essentiel, qui lors d’intenses crises de l’humanité, se métamorphose en une ode à l’espoir ou en un support favorable à la propagation de conceptions politiques, des régimes totalitaires, dictatoriaux ou non. De ce fait, la musique dite “engagée” se révèle être un phénomène universel, dévoilant par des accords mélodieux, l’encensement ou la critique des systèmes politiques, la remise en question de la condition humaine, les mœurs de la société.

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