II/ 1) Les années pacifistes en réaction aux nombreuses guerres : 1950 – 1989

Les années 50 à 90 ont été riches en musique engagée aux États-Unis à cause du contexte économique et politique de l’époque. Dans la période d’après-guerre, les États-Unis sont le seul pays à maintenir un niveau de vie acceptable puisqu’ils n’ont pas été directement touchés sur leur sol par la seconde guerre mondiale.
Cependant, cette phase prospère contraste avec le contexte diplomatique de l’époque puisque les Américains s’engagent alors dans la guerre du Vietnam et que les États-Unis sont un des deux piliers de la guerre froide, avec l’URSS.

C’est dans cette atmosphère guerrière que se développe massivement le genre musical engagé puisque la guerre du Vietnam était très critiquée par l’opinion publique, étant jugée comme inutile et injustifiée.

De plus, cette période est marquée par les protestations nombreuses contre la ségrégation encore forte dans le pays.
Cette situation de lutte raciale permet la naissance du « free jazz » (jazz libre, en anglais) qui est un mouvement musical découlant du jazz. Il est né aux États-Unis vers 1960, et même s’il se base sur le jazz il s’en distingue par beaucoup de critères, dont les instruments utilisés, le rythme pratiqué, la structure des morceaux et la relation entre les musiciens et le public.
En outre, le free jazz s’inspire également de beaucoup d’autres cultures et il est ainsi plus libre que le jazz dont il découle.
Les instruments sont utilisés avec beaucoup plus de liberté puisqu’on reproche même aux musiciens de ce genre de manquer de technique tant tous les sons possibles sont utilisés, même ceux qui semblent peu harmonieux ou ceux qui sont habituellement répertoriés dans les erreurs de note ou de pratique.

Le free jazz est un mouvement de protestation contre le racisme et il prône la lutte noire. Ainsi, il s’inspire de pratiques et de rythmes africains et le but est de « créer une musique si complexe que les blancs ne pourront pas la voler », pour reprendre les termes qui qualifient ce style.
Le but est également de moderniser la musique noire, ainsi que d’en libérer les discours, grâce à la liberté qu’ont les musiciens. Cette liberté musicale symbolise le climat politique et social de l’époque, où les droits pour l’égalité raciale commencent à apparaître et où les plaintes et revendications se multiplient.

Ce mouvement est étroitement lié au contexte social et politique auquel il appartient, car c’est durant les années 60 qu’il voit le jour (en même temps que le mouvement hippie et que l’émergence de Martin Luther King) et on peut clairement faire le rapprochement entre la lutte anti-racisme de ce mouvement et la lutte pacifiste des hippies. En 1965, Archie Shepp disait par exemple :
« Pour les musiciens free, la part politique de leur musique semble aller de soi. »

Les figures emblématiques du free jazz sont Ornette Coleman (un trompettiste, saxophoniste, violoniste et compositeur américain) qui est considéré comme le précurseur de ce mouvement avec ses albums « Tomorrow is the question » ou encore « Something else » en 1959. On retrouve également Eric Dolphy (ci-contre en photographie) qui est lui aussi un musicien américain qui s’est largement inscrit dans le mouvement du Free jazz.

Les années 60 et 70 ont également été marquées par l’arrivée du mouvement anti-militariste hippie aux États-Unis. On considère qu’il est né en 1965, avec des groupes comme par exemple The Doors, The Beach Boys, Joe Country and the fish ou The Turtles, et l’émergence des chanteurs tels que Bob Dylan, Janis Joplin ou encore Jimi Hendrix qui participent à la légende hippie.

Ce mouvement se caractérise par une déviation totale des conventions de l’époque et une protestation contre les valeurs militaristes qui étaient en vigueur dans ces années. Il est dans la continuité du mouvement Beatnik de l’après-guerre.
C’est un mouvement de contre-culture qui s’est par la suite grandement diffusé dans le reste du monde. Il rejette également les valeurs de la société de consommation et se trouve dans une logique pacifiste. On retrouve énormément de chansons engagées aux États-Unis à ce sujet, comme par exemple en 1970 la chanson Eve Of Destruction interprétée par The Turtles, qui dénonce le militarisme américain :

« The eastern world, it is explodin’.
Le monde oriental est en train d’exploser
Violence flarin’, bullets loadin’
La violence s’embrase, les balles sont dans le chargeur
You’re old enough to kill, but not for votin’
Tu es assez vieux pour tuer, mais pas assez pour voter
You don’t believe in war, but what’s that gun you’re totin’
Tu ne crois pas en la guerre, pourquoi transportes-tu ce canon ?
And even the Jordan River has bodies floatin’
Et même sur le fleuve Jourdain flottent des cadavres »

On remarque ici que l’auteur de la chanson (P.F Sloan) montre le paradoxe entre la limite d’âge pour rentrer dans l’armée comparée aux autres droits des Américains de l’époque. On y voit une critique typique du mode de fonctionnement américain, où on dénonce la logique guerrière de l’époque, pendant laquelle le pays était très engagé dans la guerre du Vietnam, guerre considérée comme inutile par une grande partie de la population. (comme par exemple la célèbre phrase de Phil Ochs « I know you’re set for fighting but what are you fighting for? » (Je sais que tu es prêt à te battre, mais pourquoi combats-tu?))

Bob Dylan a composé la chanson « Blowin’ in the wind » qui est devenue l’hymne de protestation hippie. Derrière l’apparence naïve et enfantine de la chanson, avec les nombreuses questions assez simplistes posées, on retrouve un réel fond politique et engagé justement véhiculé par la simplicité de la chanson.

Yes, and how many times must the cannon balls fly
Oui, combien de fois doivent tonner les canons
Before they’re forever banned?
Avant qu’on ne les bannisse à jamais ?
[…]
How many times must a man look up
Combien de fois un homme doit-il regarder en l’air
Before he can see the sky?
Avant de voir le ciel?
Yes, ‘n’ how many ears must one man have
Oui, combien d’oreilles un homme doit-il avoir
Before he can hear people cry?
Avant qu’il puisse entendre pleurer les gens ?
Yes, ‘n’ how many deaths will it take till he knows
Oui, combien de morts faut-il avant qu’il comprenne
That too many people have died?
Que trop de personnes sont décédées ?”

Cette chanson, moins directe que celle de Sloan dénonce pourtant le même système militariste et a été reprise de nombreuses fois (notamment dans une version française “Écoute dans le vent” de Richard Anthony). Ses paroles sont à l’image du pacifisme d’une partie de la population américaine et de la protestation envers la prétendue hypocrisie du gouvernement américain face à la guerre.

Une des figures politiques emblématiques du mouvement hippie est évidemment Martin Luther King Jr. Cet homme politique protestant en la faveur des droits des afro-américains était grandement admiré par la population hippie car il était porteur des messages pacifistes qu’ils prônaient alors. Lors de la « Marche vers Washington pour le travail et la liberté » en 1963, où Martin Luther King prononça son très célèbre discours « I have a dream », Bob Dylan ainsi que d’autres figures hippies se produisirent en chantant leurs chants pacifistes (Bob Dylan avec son « Only a pawn in their game » par exemple).
De même, Gandhi était grandement admiré par les hippies pour ses valeurs pacifistes et anti-militaristes.

De plus, du mouvement hippie a démarré un mouvement « yippies », mouvement beaucoup plus marqué politiquement puisque celui-ci est devenu un parti politique à part entière, le « youth international party » (le parti international des jeunes), un parti d’extrême gauche anti-autoritaire. Ses membres se battaient contre le racisme et la guerre du Vietnam grâce à des méthodes novatrices qui firent leur renommée, puisqu’ils allèrent jusqu’à poser la candidature d’un cochon nommé Pegasus aux élections présidentielles de 1968.
Une autre des valeurs hippies était la promotion de la liberté sexuelle, sujet extrêmement sensible à l’époque et c’est le mouvement hippie qui a encouragé l’utilisation de contraceptifs ou encore de l’avortement, qui allaient complètement à l’encontre des valeurs sociales (que ce soit les mœurs de la population ou les discours politiques) de l’époque où le conservatisme était largement dominant.

Cependant ce mouvement hippie finit par se désagréger car les produits qui en découlaient furent au final de grands succès commerciaux, ce qui allait donc à l’encontre de leur idéologie même. De plus, certains scandales donnèrent une mauvaise image du mouvement hippie à la population et il prit fin dans les années 70.
En réponse à ce mouvement pacifiste est né le mouvement punk, dans les années 70 aux États-Unis. Il se veut contestataire voire provocateur et de nombreux groupes se sont illustrés en protestant contre le système de l’époque.

On admet le mouvement punk comme un mouvement globalement anarchiste, bien que cela ne remette en rien en question la portée politique de ce mouvement. Les punks souhaitent passer outre l’État qui selon eux prive le citoyen, et ils tentent ainsi d’établir une société meilleure fondée sur l’individualisme.
De plus, des mouvement punks sont pour beaucoup impliqués dans la lutte pour le végétarisme et la protection des animaux, tout comme celle pour la protection de l’environnement.

On retrouve également énormément de chansons anti-fascistes dans les chansons du mouvement punk, les groupes punks ayant largement déclaré leur opposition à ces partis d’extrême droite. Dans une chanson du groupe américain Anti-Flag intitulée « You’ve got to die for the government » on voit une claire opposition au gouvernement américain et à sa politique militariste :

First World War veterans slaughtered, by General Eisenhower
Les vétérans de la première guerre mondiale massacrés par le général Eisenhower
You give them your life, they give you a stab in the back
Tu leur donnes ta vie, ils te poignardent dans le dos
[…]
I never have, I never will
Je n’ai jamais fait et je ne ferai jamais
Pledge allegiance to their flag
Allégeance à leur drapeau
You’re getting used, you’ll end up dead!
Tu te fais utiliser, tu finiras par en mourir
You’ve gotta die, gotta die, gotta die for your government?
Tu dois mourir, mourir pour ton gouvernement ?
Die for your country? That’s shit!
Mourir pour ton pays ? Conneries !”

Ainsi, même si ce mouvement est en opposition totale avec le mouvement hippie on retrouve les mêmes volontés pacifistes qui se présentent cette fois-ci sous une forme plus agressive et plus directe que le mouvement hippie.

Cependant, malgré cet anti-fascisme majoritaire on retrouve des groupes punk racistes prônant le « white power » comme le groupe des Electric Eels dans les années 70 aux États-Unis qui portaient des insignes nazis et des messages racistes sans toutefois qu’on puisse savoir avec certitude si ce n’était que de la provocation ou un réel message raciste. Ainsi, Mike Weldon disait à propos de ce groupe :

« En 1974, ils portaient des t-shirts avec des messages insultants, des logos du White Power et des svastikas. C’était offensif et ils voulaient être offensifs. Ils voulaient distraire les gens, mais je ne pense pas qu’ils étaient exceptionnellement racistes. Ils étaient exécrables et outranciers. »

Ces années marquent donc un engagement politique fort dans la musique, dans énormément de genres différents. Ce climat de tension et d’expansion économique a grandement favorisé les prises de parole et l’engagement a été majoritairement à l’encontre du pouvoir en cours, et généralement en faveur de l’égalité des droits.

2) La musique engagée actuelle : 1990 – 2012

Tout comme pour la France, l’engagement musical aux États-Unis semble avoir fortement diminué depuis la fin des années 80.

Selon certains, cette diminution de l’engagement musical est due à la peur de la censure qui peut se montrer très forte, et le besoin latent de créer des œuvres qui seront reconnues par les médias et par le public, faisant ainsi beaucoup de bénéfices, plutôt que de faire des œuvres à texte qui seraient critiquées.

Comme exemple de la censure suite à un engagement politique, on peut citer les Dixie Chicks, qui ont vu leurs chansons être fortement censurées aux États-Unis suite à une phrase d’une des trois membres, Natalie Maines.

Ce groupe, fondé en 1989 et originaire du Texas, s’est retrouvé critiqué et méprisé après que Natalie aie dit lors d’un concert au Royaume-Uni à propos de la guerre en Irak, en 2003 :

« Juste pour que vous sachiez, nous sommes du bon côté tout comme vous. Nous ne voulons pas de cette guerre ni de cette violence, et nous avons honte que notre président soit originaire du Texas. »

Suite à cette phrase, les radios bannirent les chansons du groupe de leurs antennes, deux présentateurs radio se retrouvant même renvoyés pour avoir passé une chanson des Dixie Chicks. Malgré les excuses publiques prononcées par la jeune femme sur son site internet, les critiques ne cessèrent pas et les jeunes femmes eurent du mal à convaincre à nouveau leur audience. Le public country qu’elles visaient auparavant les a pour la plupart abandonnées, outré par ces paroles.

Dans cette vidéo, nous pouvons remarquer les réactions très fortes de certains à l’encontre du groupe.

“Les Dixie Chicks rôtiront [sous-entendu, en enfer]

“Elles devraient se faire tirer dessus pour avoir dit quelque chose comme ça.”

Bruce Springsteen, le célèbre musicien américain, prit position en faveur des Dixie Chicks, tout comme Merle Haggard, un grand nom du monde de la country.
À ce sujet, Merle Haggard parla d’une « chasse aux sorcières » et d’un « vrai lynchage ». Malgré l’intervention du président américain George Bush qui déclara alors ne pas prêter attention à ce qui avait été dit sur lui, la censure envers le groupe ne diminua pas puisque ses membres reçurent même des menaces de mort lors d’un concert aux États-Unis, créant ainsi une réelle peur chez les artistes.

Toutefois, ce groupe est également un exemple d’engagement politique très fort puisqu’il a participé à l’institution appelée Rock The Vote, qui a pour but aux États-Unis de motiver la population jeune du pays à aller voter et à s’engager politiquement. Pour y parvenir, cette association utilise la musique comme arme pour inciter les jeunes à aller voter. Des artistes comme Janet Jackson, Justin Timberlake, Will.i.am, Madonna ou encore les Ramones se sont investis dans cette action en apparaissant publiquement pour la soutenir.


Cette organisation n’est pas la seule à prendre part politiquement et musicalement aux États-Unis de nos jours puisque les Dixie Chicks ont également pris part à la tournée intitulée « Vote for change » aux États-Unis en 2004 pour encourager les votes pour John Kerry et contre George Bush. Cette tournée a eu pour intervenants des artistes comme Pearl Jam, Bruce Springsteen, Tracy Chapman ou encore Neil Young.
Au sujet de Rock The Vote, Julien Demets,journaliste français et auteur de « Rock et politique, l’impossible cohabitation » parle d’une grande désapprobation du public, qui n’appréciait pas que Springsteen lui dise quoi voter ou quoi faire. C’est selon Julien Demets le souci avec la musique engagée actuelle, qu’il trouve dénuée de sens, particulièrement concernant la musique rock. Selon lui, le rock a pour racine d’être « crétin » et donc sans aucune visée politique.

Le rock engagé actuel pour lui a beaucoup moins une portée musicale que politique puisqu’on assiste à des interventions sérieuses et construites de la part de certaines personnalités rock comme par exemple Bono, le chanteur du groupe de rock U2 qui a lancé une pétition pour remédier à la famine en Afrique à l’occasion du G20 en début 2011, se détachant ainsi du monde musical.
La musique engagée actuelle contraste ainsi énormément avec la musique engagée du milieu du 20ème siècle, puisque nous n’assistons plus à de grandes manifestations musicales mais plutôt à des interventions politiques précises de la part d’artistes. De même, le style musical utilisé a changé puisqu’aujourd’hui le hip-hop et le rap prennent une place très importante du marché musical et de l’engagement politique qui en découle.

Comme exemple de groupe engagé dans l’univers du hip-hop et du rap, on peut citer le groupe Public Enemy qui est connu pour s’être engagé politiquement dans plusieurs de leurs chansons.
C’est un groupe de hip-hop originaire de New York, fondé en 1982. Leur slogan, « Make love, fuck war » est connu, parodiant le célèbre « Make love, not war. » anti-militariste. Ils ont un engagement très fort dans la cause des Afro-américains.
Dans leur chanson « Fight the power » par exemple, on peut entendre :

Cause I’m Black and I’m proud
Parce que je suis noir et fier
I’m ready and hyped plus I’m amped
Je suis prêt et surexcité
Most of my heroes don’t appear on no stamps
La plupart de mes héros n’apparaissent sur aucun timbre
Sample a look back you look and find
Tente un regard en arrière, tu regardes et tu ne trouves
Nothing but rednecks for 400 years if you check
Rien d’autre que des péquenots depuis 400 ans, si tu y prêtes attention.”

Toutefois cet engagement ne provient pas que des artistes, puisque des hommes politiques se servent depuis toujours de la musique pour faire passer leur message. Ainsi, pour sa campagne de 2008 Barack Obama était soutenu par divers musiciens tels que Bruce Springsteen, Nas, et beaucoup d’autres personnalités du monde du cinéma ou de la télévision.

De même, son discours aux primaires démocrates du New Hampshire, connu grâce au slogan « Yes We Can » a été repris dans une chanson qui l’illustrait en musique, et où de très nombreuses célébrités faisaient leur apparition.

On peut ainsi dire que ces années sont plus complexes que les précédentes car l’engagement politique dans la musique y est différent, à la foi repoussé et envié. Certains artistes s’illustrent pour leur engagement politique tandis que d’autres se font rejeter pour celui-ci, et on remarque une réelle évolution dans le mode de pensée de chacun.